Le langage ordinaire nous en
avertit : nous sommes soumis au temps, qui nous emporte. Nous vivons dans le
temps, mais cela signifie d'abord notre incapacité à nous en extraire, à lui
échapper. Au poète s'exclamant "Oh temps ! suspens ton vol!", il suffit qu'un
mauvais plaisant demande : "Pendant combien de temps ?" pour que le vœu soit
reconnu irréaliste. De plus, nous savons que le temps nous est globalement
compté, et que son écoulement n'a pour horizon que la certitude de la
mort.
Lorsqu'on fait du temps la marque
de notre impuissance, on souligne aussi l'impossibilité de le transformer. Sans
doute disposons-nous d'une mémoire qui nous autorise à ne pas limiter notre
existence au seul "présent", mais elle ne signifie aucune capacité à "remonter"
réellement le temps - le temps est irréversible.
L'horizon de la mort, le caractère
temporaire de toute présence ont suscité depuis longtemps un "désir d'éternité".
Au sens propre, l'éternité désigne l'absence de toute dégradation, la plénitude
d'une présence inlassablement semblable à elle-même, la possibilité d'une
réalité ontologique sans faille. Pour Platon, le temps se définit comme "image
mobile de l'éternité", ce qui souligne sa double dégradation.
En comparant le temps tel qu'il
nous traverse et l'éternité de Dieu, saint Augustin insiste sur la finitude de
l'homme : des trois aspects du temps, aucun ne correspond, si peu que ce soit, à
une présence. Le passé n'est plus, le futur n'est pas encore, et le présent,
sans aucune réalité en lui-même, n'est rien de plus que le point où le futur se
transforme en passé. Le temps n'est ainsi composé que de trois versions du
néant.
Le christianisme nous a habitués à
concevoir le temps comme orienté : la Création en marque le début, et il se
déploie ensuite selon un axe orienté (la "flèche du temps"). Mais à cette
linéarité s'oppose un temps cyclique. Celui-ci fut admis dans la culture
aztèque, où il est symbolisé par un serpent se mordant la queue. Mais il était
déjà conçu ainsi chez Platon : c'est la "Grande année", qui désigne le retour à
un état antérieur - aucune dégradation n'est donc définitive, puisqu'elle ne
correspond qu'à un cycle.
Pour Kant, le temps est, comme
l'espace, le cadre a priori de toute expérience possible, et donc une condition
de notre connaissance : tout phénomène m'apparaît immédiatement comme avant,
pendant, ou après un autre. L'idée du temps ne peut donc être construite par une
accumulation d'expériences partielles, c'est au contraire l'expérience qui
s'inscrit dans un temps préalablement constitué. Cette conception classique ne
correspond qu'à un état particulier des connaissances : la relativité multiplie
les temps (comme les espaces) possibles.
Bergson oppose un temps objectivé
- celui de la science qui, se mesurant, est découpé en fragments quantifiables -
à ce qui, dans la conscience, constitue la durée. Cette dernière est un flux
ininterrompu dans lequel il est impossible de repérer des moments successifs;
elle s'apprécie intimement par des caractères qualitatifs.
Contrairement à ce que suggère la
flèche du temps - la succession : passé, présent, futur -, c'est le futur qui
est prioritaire pour déterminer la conscience du temps. Sous la forme du projet,
qui oriente l'action et la pensée, et donne sens au passé (à l'acquis) pour
constituer le "présent" (même si ce dernier reste par définition introuvable).
Car le temps est aussi la dimension selon laquelle l'homme déploie son activité
pour faire œuvre.
L'homme, bien que soumis au temps,
y jouit d'une liberté, qui s'indique dans la façon dont il l'utilise. Chacun
fait l'expérience d'un temps qui passe plus ou moins vite; l'ennui serait ainsi
dû à la conscience d'un temps "vide", dénué de sens parce qu'étranger à tout
projet fournissant un but. Le plaisir vécu fait qu'"on ne sent pas le temps
passer"; l'attente "rend le temps long", parce qu'en l'absence de la personne
désirée, l'existence est de moindre intérêt.
Une réflexion sur les pratiques
collectives du temps montre la même hétérogénéité. Les mesures du temps changent
avec l'évolution des techniques, et en fonction des besoins : le temps du
travail obéit à des rythmes différents selon qu'il est apprécié dans
l'Antiquité, au Moyen Âge ou à l'époque contemporaine, et la nature du travail
accompli en modifie également les contraintes.
On constate ainsi que nous vivons
parmi des temps hétérogènes : au rythme intime se superpose le temps des
occupations sociales, ou celui de la science, ou celui d'un record à battre, ou
celui des loisirs, etc. Le temps n'est donc pas un absolu, et l'homme se
l'approprie pour le vivre et le mettre à profit selon des modalités très
variées.
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jours depuis la rentrée 2005-2006 au lycée !