La notion de travail est peut-être
celle qui montre le mieux combien la philosophie peut être influencée par l'état
social où elle s'exerce. Si, chez les philosophes grecs, le travail est jugé
indigne de l'homme véritable, c'est sans doute parce que seuls les esclaves en
sont chargés. Lorsque Platon détermine les trois catégories
(philosophes-dirigeants, soldats, artisans) de sa cité juste, il leur adjoint
une population d'esclaves dont il précise seulement qu'ils ne sauraient être
grecs. Et pour Aristote, l'esclave n'est rien de plus qu'un "outil animé", tout
à fait comparable à un bœuf de trait.
La mentalité chrétienne confirme
que le travail est bien une punition douloureuse. C'est après le péché originel
qu'Adam et Ève ont été chassés du Paradis : et le premier devra dès lors "gagner
son pain à la sueur de son front", et la seconde "enfanter dans la
douleur".
Lorsque, de nos jours, le travail
est jugé pénible, notre mentalité témoigne de la nostalgie d'une vie dédiée à
l'oisiveté, au jeu de l'enfant "innocent", ou à des loisirs perçus comme des
moments de liberté heureusement distincts des contraintes que semble impliquer
toute activité laborieuse. Sans doute admettons-nous implicitement que le
travail est utile ou nécessaire, mais chacun rêve d'y échapper.
Le travail est dû à la
disproportion existant entre les ressources naturelles et les besoins d'un
groupe humain, Platon le note déjà, et Rousseau le confirme, lorsqu'il date son
apparition de la mise en place des premières sociétés : dès que les hommes se
rassemblent, la nature ne suffit plus à satisfaire leurs besoins. Le travail
signifie dès lors la transformation des données naturelles.
Mais le travail désigne aussi la
transformation de l'homme lui-même : la satisfaction de besoins premiers
détermine l'apparition de nouveaux besoins qui à leur tour entraînent la
nécessité de modifier davantage la nature. C'est donc l'histoire de l'humanité
en tant que telle, dans les versions successives qu'elle présente, qui est liée
à l'existence du travail.
Hegel montre, dans sa "dialectique
du maître et de l'esclave", que l'activité laborieuse, comme extériorisation de
la conscience, est la seule voie menant à l'universalisation de cette dernière.
L'esclave est d'abord soumis au maître et à sa volonté, mais ce qu'il
transforme, dans la réalité matérielle, finit par lui renvoyer le spectacle
objectivé de sa propre conscience comme efficace. Dès lors, son activité le
définit indépendamment du maître : il accède ainsi à la liberté authentique, qui
est, non pas négation abstraite du monde, mais bien capacité d'intervention dans
le monde afin de le faire évoluer. Le travail constitue ainsi une objectivation
de la subjectivité, il "humanise" le monde et fournit à l'homme une "nature"
changeante.
De son côté, Marx souligne combien
la conscience se forme et évolue à partir du moment où le travail correspond à
un projet (ce qu'il ne peut être chez les animaux qui obéissent au seul
instinct) : en imaginant le produit qu'il veut obtenir, l'homme développe ses
capacités de penser et sa volonté; il entre ainsi dans un processus
d'auto-définition.
Marx lui-même, après avoir affirmé
que le travail sépare l'homme de l'animalité, constate que, dans l'histoire,
l'organisation sociale du travail en modifie la réalité. S'il est vrai que
"l'histoire de toute société jusqu'à nos jours n'a été que l'histoire de la
lutte des classes", c'est parce que toute société est scindée en une classe de
possédants et une classe d'exploités. Ces derniers, qui ne possèdent pas les
moyens de production, doivent travailler, en échange d'un salaire, au profit des
possédants.
L'analyse du travail industriel
montre que le sens du travail est alors inversé : au lieu d'humaniser, il
abrutit. Le travailleur pré-industriel pouvait retrouver une part de lui-même
dans son produit ; l'ouvrier, qui ne définit ni les conditions, ni le but, ni
les moyens de son travail, ne peut en tirer la moindre satisfaction
directe.
De ses considérations historiques,
Marx déduit la nécessité de la révolution, comme premier pas vers la libération
de l'humanité, mais les politiques qui ont prétendu appliquer ses théories n'ont
guère eu de succès dans cette voie. Par ailleurs, le travail industriel, ou "en
miettes", doit être repensé à partir de la situation actuelle (chômage, apports
des nouvelles technologies) : le chômeur se sent-il "exclu" pour des raisons
financières ou parce qu'il devine, dans le travail qui lui fait défaut, la
marque de l'humain ? Une alternance se dessine entre temps de travail et temps
de formation : annonce-t-elle la fin lointaine de l'opposition traditionnelle
entre travail manuel et travail intellectuel? De telles évolutions ne permettent
pas d'affirmer une ré appropriation complète du travail par le travailleur, mais
elles invitent à considérer une complexité toute nouvelle.
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