On ne doit pas confondre ce
qu'évoque le terme "autrui" avec ce que désigne, plus simplement, "l'autre". Les
deux termes se réfèrent à la présence d'une altérité - que la philosophie
classique a eu beaucoup de mal à réfléchir : pour les Grecs, les autres
(non-Grecs) ne sont que des "barbares" (non authentiquement humains); et la
prétention ultérieure du christianisme à être la seule vraie religion a freiné
la renaissance de l'humanité non chrétienne. Mais l'altérité caractérise aussi
bien, par rapport à un sujet, l'animal que l'autre homme. Ce dernier m'apparaît,
ou peut m'apparaître, comme "autrui", pas l'animal.
On peut être tenté de définir
rapidement autrui comme "alter ego" (autre moi). Cela semble affirmer son
égalité par rapport à ce que je suis, et garantir qu'il me ressemble : bien que
son corps occupe dans l'espace un lieu différent du mien, je lui prête une
conscience, une pensée, une affectivité de même nature que les miennes. Ainsi,
Descartes admet que, lorsqu'il aperçoit dans la rue des silhouettes vêtues comme
lui, ce sont bien des hommes, et non des automates : il conclut alors d'une
ressemblance extérieure à une similitude interne. Mais ainsi convenir qu'il y a
des hommes autres que moi, est-ce bien leur conférer l'importance, la
signification, ou la dignité d'autrui ?
L'expression "alter ego" peut en
effet s'interpréter de deux façons : soit que l'on y souligne l'ego (en
impliquant ou préparant une confusion possible, sinon souhaitable, entre les
deux sujets), soit que l'on insiste sur l'alter. Cette deuxième lecture éloigne
autrui de ce que je suis, mais elle est peut-être la seule qui respecte son
altérité en tant que telle.
Admettre qu'autrui est "comme"
moi, c'est effacer ce que sa présence a de plus énigmatique, mais aussi de plus
précieux. Lorsque la psychanalyse affirme par exemple que l'ensemble des
relations affectives vécues avec les autres, qui élaborent mon histoire,
s'inscrit dans mon inconscient, on peut en déduire qu'autrui n'est pas seulement
à l'extérieur de moi et qu'il participe à la constitution de ma plus secrète
intimité. Mais c'est uniquement par rapport à ma biographie et à ses
conséquences (mon équilibre ou déséquilibre mental) que les autres semblent
avoir alors de l'importance : je ne me préoccupe guère de leur propre existence
ou de leur devenir singulier.
Dans l'histoire de l'homme telle
qu'il la reconstitue, Rousseau lui attribue comme premier sentiment la pitié.
Avoir pitié de l'autre, cela sous-entend d'abord qu'il est bien mon équivalent,
que je peux "me mettre à sa place" et ressentir comme lui ce qu'il subit (c'est
le sens initial de la sympathie - de sun-pathein, subir avec ou en même temps).
Reste à savoir dans ce cas si c'est bien de l'autre (comme non-moi) que j'ai
pitié, et non de moi-même m'imaginant dans sa situation.
Hegel montre, dans sa "Dialectique
du Maître et de l'Esclave", qu'une conscience ne se constitue qu'en obtenant
d'une autre la reconnaissance de sa liberté, ce qui implique qu'elle lui soit
supérieure. Comme cette exigence de reconnaissance se forme simultanément dans
les deux consciences, il en résulte nécessairement un conflit, dont l'issue est
la suppression d'une conscience en tant que telle, sa régression au rang d'objet
ou d'outil (c'est l'esclave). Dans une telle conception, autrui n'a pas de
valeur propre : il n'est que médiateur entre deux moments de la
conscience.
L'histoire des relations entre les
cultures semble donner raison à cet aspect de l'analyse hégélienne : la
colonisation, les exterminations qui l'ont accompagnée, l'ethnocide, révèlent
que "les autres" ne peuvent survivre qu'à la condition de perdre ce qui les
rendait précisément différents. Le refus (ou la crainte) de la différence
aboutit à supprimer l'autre en tant que tel, soit physiquement, soit, au
minimum, culturellement. Repérer l'autre, sans y reconnaître la dimension
particulière que lui confère sa signification comme "autrui", c'est d'un même
mouvement affirmer et nier son altérité; c'est, bien souvent, affirmer son
altérité pour la nier.
Pour échapper à de telles
conséquences désastreuses, on peut sans doute privilégier les vertus du
dialogue, qui doit garantir le respect de l'autre et nous propose une relation
évidemment pacifique avec lui. Le dialogue suppose une interruption de la
violence, et il permet d'accéder à une vision du monde différente de la mienne,
c'est-à-dire d'élaborer avec l'autre un échange qui, tout en étant fructueux,
n'abolit pas la différence initiale.
Encore faut-il préciser les
conditions dans lesquelles la présence d'autrui comme interlocuteur possible
exhibe bien son altérité et m'amène à la respecter pour ce qu'elle est.
Dialoguer, c'est laisser advenir, en face de moi, un "Tu" qui me somme de
l'admettre dans son écart par rapport à moi : le dialogue ne recherche pas la
fusion des consciences, et c'est en cela qu'il peut symboliser un face à face
radical dans lequel Emmanuel Lévinas trouve la garantie du respect d'autrui. En
deçà de toute collectivité (familiale, politique, syndicale) qui englobe les
sujets et les confond, le rapport immédiat et direct avec le seul visage de
l'autre, face à moi, me révèle, dans ce visage même, une loi morale : "Tu ne
tueras pas." Tout effacement d'autrui dans un "nous" fusionnel oublie ce
commandement, qui est pourtant le fondement de l'humanité. Ce n'est donc qu'en
percevant autrui dans sa distance et sa solitude que la signification dont il
est porteur m'apparaît : il suscite en moi l'accès à la première exigence
éthique. C'est en cela qu'il est irremplaçable et qu'il concourt à la définition
de ma propre humanité.
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