Tout devoir, même au sens
scolaire, désigne ce qui est "à faire" et s'oppose ainsi à ce qui est déjà donné
ou acquis. Faire son devoir implique une décision, un choix (on peut aussi
choisir de ne pas le faire, ou de le faire un autre jour). Obéir au devoir à
faire, c'est ressentir une obligation.
On ne doit pas confondre cette
obligation avec celle qui relève d'une nécessité naturelle : je suis ainsi
obligé de manger, ou de respirer, mais ma volonté n'y intervient aucunement,
c'est la survie de mon corps qui rend nécessaires de tels fonctionnements, et je
n'ai pas le choix. Au contraire, c'est bien par un acte de volonté que je
choisis d'accomplir ce que je dois.
Certaines obligations ne
constituent pas encore d'authentiques devoirs : je suis sans doute obligé
d'obéir à un supérieur hiérarchique, mais c'est mon intérêt qui m'y oblige (je
tiens à mon emploi). De même, je suis obligé d'emprunter un pont pour traverser
une rivière, mais c'est parce que cela m'est plus facile que de gagner à la nage
l'autre rive. Or, le devoir authentique, celui qui a un sens moral, doit être
indépendant de l'intérêt immédiat, comme des circonstances extérieures. Faute de
quoi, il faudrait admettre qu'il est déterminé - il ne dépendrait pas d'un
choix, ou de ma volonté, et confirmerait simplement que je suis soumis, comme
n'importe quel phénomène, au déterminisme.
C'est avec l'interprétation
kantienne de la moralité que le devoir devient central. Avant Kant, en effet,
les moralistes s'étaient beaucoup plus préoccupés des fins de la vie morale, de
ce qu'elle permettait d'espérer ou d'obtenir. Pour les uns (eudémonistes), il
s'agissait du bonheur (Aristote :"l'homme vit pour être heureux"); pour les
autres (hédonistes), il convenait de privilégier le plaisir (les Épicuriens). ·
Pour Kant, le bonheur est un but trop élevé, mais le plaisir vise en quelque
sorte trop bas. Il est plus simple de repérer ce qui nous fait agir moralement
dans la conscience du devoir, puisque les formules dans lesquelles s'énonce la
moralité, et très quotidiennement, consistent en interdictions (il ne faut pas…)
ou en ordres (il faut…).
Ces principes, nous les
accueillons selon deux modalités : ils peuvent en effet prendre l'aspect de
maximes, ou de lois. Les maximes semblent proposer une version du devoir qui se
trouve immédiatement à la portée d'un sujet, tandis que les lois, en raison même
de leur universalité, peuvent sembler trop lointaines à un sujet qui n'est pas
seulement raison, mais qui a aussi des penchants, une affectivité. C'est à ces
derniers que s'adressent les maximes - mais il reste à séparer les bonnes des
mauvaises. La distinction est en fait facile : sont bonnes les maximes
universalisables, c'est-à-dire celles qui ont bien force de loi.
La formule authentique du devoir
se trouve pour Kant dans ce qu'il nomme l'impératif catégorique, qu'il distingue
de l'impératif hypothétique. Ce dernier énonce une condition à l'action (si tu
veux la paix, prépare la guerre), et subordonne ainsi le comportement à un but
qui serait bon en lui-même. On risque alors d'aboutir à ce que Kant dénonce
comme "fanatisme des fins" : une fin, jugée bonne, déterminerait, pour être
obtenue, des moyens discutables ("la fin justifie les moyens"), et c'est alors
la moralité qui disparaît.
A l'inverse, l'impératif
catégorique est pur parce qu'il ne considère pas la fin à poursuivre. Il vaut
donc, non par son contenu (ce qu'il ordonne), mais par sa seule forme
(l'obligation non conditionnée), qui est celle même de l'universalité,
c'est-à-dire de la loi. Aussi les Fondements de la Métaphysique des mœurs en
donnent-ils une formule :"Agis uniquement d'après la maxime qui fait que tu peux
vouloir en même temps qu'elle devienne une loi universelle."
La bonne volonté, ou volonté de
faire le bien, est ainsi celle qui est déterminée par l'idée purement formelle
de loi en général. Elle constitue, selon les Fondements, la seule chose au monde
qui puisse être considérée comme absolument bonne. Mais il reste à s'interroger
sur l'origine de cette loi qui détermine la volonté en indiquant le
devoir.
Antérieurement à Kant, les
moralistes ont conçu des origines diverses pour ce principe déterminant de la
volonté, mais elles ont toutes en commun d'en trouver la source à l'extérieur du
sujet. Qu'il s'agisse de l'éducation (Montaigne), de la constitution civile
(Mandeville ou, dans une version postérieure, de la société selon Durkheim), du
sentiment physique (Épicure) ou moral (Hutcheson), de l'idée de perfection (les
Stoïciens et Wolff) ou de la volonté de Dieu lui-même (Crusius et les
théologiens moralistes), on constate que dans tous les cas, le sujet détermine
son comportement en fonction d'un critère qui n'appartient pas à la moralité
elle-même. Kant refuse toutes ces conceptions, qui affirment le rôle de ce qu'il
nomme un "principe hétéronomique de la moralité" (l'hétéronomie désigne le fait
que la loi, nomos, provient d'un autre, hétéros) : elles peuvent, au mieux,
déterminer une conduite conforme au devoir, qui lui ressemble, mais dont rien ne
garantit qu'elle soit effectuée par devoir, c'est-à-dire en fonction de sa pure
obligation.
Dès lors, le fondement de la
moralité doit être trouvé dans l'autonomie de la volonté : cette dernière
n'obéit qu'à une loi formulée par le sujet lui-même grâce à sa seule raison. La
forme de cette loi en garantit immédiatement l'universalité (il n'y a aucun
risque de morale particulière, si l'on admet que la raison est elle-même
universelle) : le devoir est ainsi le même pour tous, et en prendre conscience
nous fait participer à l'humanité conçue comme totalité unifiée (ou
potentiellement unifiable, si l'on admet que la raison n'est que virtuellement
universelle).
Même si je repère en moi une loi
authentique et si je perçois l'obligation morale, rien ne me détermine
absolument à lui obéir. Si l'obéissance à la loi était automatique, la morale
n'existerait pas davantage que le choix volontaire.
A l'inverse de la volonté bonne,
on doit donc affirmer l'existence d'une volonté mauvaise, qui choisit librement
de désobéir au devoir qu'elle connaît. Ce choix est évidemment grave, puisqu'il
est celui du mal. Kant se situe sur ce point à l'opposé d'une tradition
philosophique qui, commencée avec Socrate ("Nul n'est méchant volontairement"),
considère le mal comme résultant d'un défaut de connaissance ou d'attention. Il
est plutôt dans la descendance de saint Paul, considérant que "le malin, nous ne
serions pas tentés par lui si nous n'étions pas secrètement de connivence avec
lui" : le mal peut être dans le sujet lui-même.
Comment rendre compte de cette
volonté mauvaise ? Puisque la volonté elle-même, par les choix qu'elle est
amenée à faire, témoigne de la présence, en l'homme, d'un principe de liberté,
c'est bien cette dernière qui privilégie le bien ou le mal. Dans ce dernier cas,
la volonté, en choisissant de transgresser la loi, exclut le sujet de
l'universel - ce qui revient à considérer que l'homme serait hostile à
l'affirmation d'une humanité unifiée. Choix incompréhensible ou "irrationnel",
qui renvoie à une liberté que Kant qualifie de "détraquée".
La rigueur de l'analyse kantienne,
qui articule de la sorte devoir, volonté et liberté, paraît à certains auteurs
trop pure, et on lui a reproché de trop souligner la seule importance de
l'intention intime du sujet, au point de négliger les conditions concrètes de
l'action morale. S'il est en apparence facile de savoir en quoi consiste le
devoir en se demandant simplement si le comportement que l'on envisage pourrait
être ou non universalisé, les conditions de la vie quotidienne rendent
l'application de ce critère souvent malaisée.
Les devoirs que m'impose ma
société peuvent ne pas être compatibles avec la moralité pure : il existe de
véritables conflits de devoirs, entre lesquels le choix est loin d'être facile.
La loi morale m'interdit de tuer mon prochain. Cela signifie-t-il qu'elle
m'interdit aussi de prendre les armes pour défendre ma patrie agressée ? Le
statut moderne d'objecteur de conscience prétend répondre à ce problème, mais il
n'est pas sûr qu'en cas de guerre, un tel statut puisse satisfaire la conscience
du sujet.
De même, le devoir m'oblige à
refuser la violence. Est-ce à dire que je dois supporter sans broncher des
discours ou attitudes racistes ? Car la violence semble, au moins dans certains
cas (légitime défense), pouvoir se justifier - même si l'on admet qu'elle n'est
jamais totalement rationnelle.
La volonté n'est pas uniquement à
considérer dans son acception morale. Antérieurement à Kant, elle a plutôt été
analysée comme une faculté de l'âme nous portant vers l'accomplissement d'un
acte, mais distincte du simple désir parce que capable de concevoir aussi bien
son but que les moyens d'y parvenir.
Les Stoïciens soulignent la
différence existant, parmi les choses et événements, entre ce qui dépend de
notre volonté et ce qui n'en dépend pas. Ils en déduisent que le bonheur du sage
se constitue par la maîtrise volontaire du jugement : à quoi bon prétendre
exercer notre jugement à propos de phénomènes sur lesquels nous n'avons aucune
prise ? Les événements, mais aussi les passions, notre corps, nos positions
sociales, doivent être accueillis avec une parfaite indifférence (l'apathie) -
et c'est à l'ordre général de l'univers, qui obéit à une nécessité profonde, que
nous devons volontairement acquiescer.
On retrouve chez Descartes un écho
de la maîtrise souhaitée sur le jugement. En affirmant que notre entendement est
par nature fini ou limité, il lui oppose le caractère illimité de la volonté :
nous pouvons toujours acquiescer à une proposition ou la nier. De là vient
l'erreur dans la connaissance : la volonté nous amène à adhérer à un jugement
qui n'est pas encore suffisamment fondé, en raison même de la lenteur de
l'entendement. De là provient aussi la capacité d'échapper à l'erreur, et même à
toute erreur possible, comme cela apparaît dans la suspension volontaire du
jugement (doute hyperbolique) qui précède la révélation du Cogito. La volonté
est ainsi alternativement source de négativité ou de positivité, que ce soit du
point de vue intellectuel ou du point de vue moral.
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