"Citation"
Je ne veux pas que la mort me vienne des hommes, ils mentent trop ! ils ne me donneraient pas l'Infini !
Céline (Louis Ferdinand Destouches, dit Louis-Ferdinand)
Le droit désigne ce qui est
conforme à une règle (on a "le droit de faire" ceci ou cela), c'est-à-dire ce
qui, généralement, est permis. D'une part, il donne à un sujet la possibilité de
le réclame ; de l'autre, il suppose l'existence de lois, d'un cadre juridique
relatif à l'organisation d'une société.
La notion de droit n'a en effet
guère de sens par rapport à un individu isolé :"dire que le droit de l'individu
va aussi loin que sa puissance, c'est dire qu'il peut faire tout ce qu'il n'est
pas empêché de faire - vérité indubitable et vide, comme toute proposition
identique" (Éric Weil). C'est donc parce que la vie collective rencontre des
difficultés, dans l'articulation des intérêts individuels, que le droit est
nécessaire.
Puisqu'il suppose l'existence de
règles communes ou de lois (plus ou moins explicites), le droit implique une
réciprocité complète entre les sujets : devant la loi, tous sont égaux, tous
peuvent donc revendiquer les mêmes droits, qui sont précisément ceux que leur
attribue la loi, et en dehors desquels toute revendication singulière apparaît
irrecevable.
Que peut-on dès lors nommer "Droit
naturel" ? L'expression ne saurait désigner l'ensemble des droits provenant de
la nature elle-même, puisque la notion de droit n'a de sens que relativement à
un état social. De plus, les théoriciens ayant émis l'hypothèse d'un "homme de
la nature", à la façon de Rousseau, ont bien souligné que son existence se
déployait en dehors de tout cadre juridique.
Historiquement, l'expression
"droit naturel" apparaît à un moment (aux XVIIe et XVIIIe siècles) où elle
permet de contester la théorie selon laquelle le Droit aurait pour origine
l'autorité de Dieu. Elle a ainsi une valeur d'abord polémique, et s'inscrit dans
des démarches pour montrer que le Droit ne renvoie pas à une transcendance, mais
s'inscrit au contraire dans le monde des hommes.
C'est dans ce contexte que doit
être comprise la reconnaissance des "droits de l'homme et du citoyen".
L'expression désigne en effet "l'homme" et "le citoyen" pour signaler qu'ils
coïncident "en droit". Or, une telle coïncidence est loin d'être universelle. De
tels droits ne peuvent donc être affirmés que dans des communautés qui
commencent à la réaliser, et qui dès lors considèrent qu'ils concernent tout
homme - y compris celui vivant dans une communauté différente, non encore
parvenue à penser l'universalité de l'humain ou la citoyenneté." Nous
connaissons un droit… non seulement de tout citoyen, mais de tout homme, encore
s'il appartient à un groupe dont la tradition ignore nos concepts de droit et de
justice "(Éric Weil). Notre droit "positif", parce qu'il s'est formé à un moment
historique particulier, se généralise et concerne une "nature" présente dans
tout homme - mais il a bien fallu que la présence d'une telle "nature" soit
elle-même pensée historiquement.
Le monde des hommes est traversé
de conflits, qui se règlent par la force. Faut-il dès lors admettre que la
force, ou la violence, pourrait fonder initialement le droit ? Même si l'on
reconnaît que la sphère du droit doit être distinguée soigneusement du domaine
des simples faits (c'est l'opposition de jure, de facto : un voleur peut me
dérober un bien, mais ce fait ne lui transfère pas mon droit de propriété),
est-il possible de concevoir qu'un rapport initial de forces se soit transformé
en droit ?
Dans le Contrat social, Rousseau
montre que l'expression "droit du plus fort" n'a aucun sens, autrement dit que
la force ne fait pas droit. Outre qu'elle risque toujours d'être supplantée par
une force supérieure et que, de la sorte, aucune stabilité n'est garantie, on
constate que la force ne conserve le pouvoir qu'en s'exerçant en tant que telle
- on voit mal pourquoi elle aurait besoin de devenir du droit. La force renvoie
à la nature, le droit appartient au contraire à l'ordre culturel : il y a, entre
les deux, solution de continuité.
En fait, c'est le recours à la
force qui est lui-même soumis, dans une société bien organisée, au droit. Ce
dernier définit les conditions de son exercice légitime, et l'on constate que la
force est alors au service du droit, et non le contraire. Car l'idée même du
droit et des lois qui le composent n'implique pas que tous les membres de la
communauté les respectent automatiquement : tout délit, tout acte "hors la loi",
conteste le droit qui doit pouvoir rétablir son autorité par une sanction. C'est
dans le cadre des sanctions à appliquer pour défendre la loi que la force peut
être utilisée.
Tout système juridique est relatif
à une société. D'où la tentation de déplorer le caractère changeant des lois, et
la relativité de la justice institutionnelle :"Plaisante justice qu'une rivière
borne! Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà", constate ainsi Pascal, qui
en déduit qu'il n'y a que la coutume qui puisse fonder l'équité, "par cette
seule raison qu'elle est reçue". La justice ne pourrait alors se concevoir comme
un principe universel, elle serait toujours liée aux mœurs des sociétés.
Il est incontestable que le
concept de justice a évolué. La stricte équivalence entre la peine de la victime
et celle à infliger au coupable constitue par exemple le principe du Code
d'Hammourabi (environ 2000 ans avant Jésus-Christ) :"Si c'est l'enfant du maître
de la maison qu'il a tué, on tuera l'enfant de l'architecte" qui a mal construit
une maison, affirme-t-il par exemple, ce qui peut nous paraître, pire
qu'injuste, absurde. Même la justice telle que Platon la conçoit dans sa
République, qui consiste à garantir un équilibre général en maintenant
rigoureusement chaque catégorie sociale à la place et dans les fonctions qui lui
reviennent en raison de sa "nature", choque un principe d'égalité qui nous
paraît devoir accompagner et garantir la justice telle que nous pouvons la
comprendre.
Dans son versant répressif, la
justice instituée implique à nos yeux une notion de responsabilité qui ne
commence à se manifester qu'avec le Droit romain : c'est l'agent d'un
comportement répréhensible qui en est le seul "auteur" (terme qui désigne
initialement la responsabilité), et c'est donc lui seul qui doit être
sanctionné. Cette responsabilité n'est pas le propre de certains hommes, elle
concerne au contraire tout individu, et c'est pourquoi la justice doit non
seulement être la même pour tous, mais de surcroît considérer que tous peuvent
être accusés de leurs méfaits.
Parce que le droit concerne la
collectivité, c'est de celle-ci que relève le maintien de la justice. La société
ne peut admettre qu'un particulier se fasse lui-même justice, quelle que soit
l'importance du dommage qu'il subit, et l'on doit distinguer la demande de
justice du simple désir de vengeance. Celle-ci, dès qu'elle se donne libre
cours, sort du cadre légal puisqu'elle se fonde sur une réaction singulière.
C'est au contraire au nom de la communauté que la justice doit être rendue,
parce que le tort fait à toute victime signale une atteinte à la totalité de
l'organisation sociale, puisque c'est sa loi qui est bafouée.
Le désaccord qui peut apparaître
entre la décision de justice et l'attente de réparation émanant de la victime
est la conséquence de perceptions différentes du crime : il va de soi que, si
l'on tue un de mes proches, je suis atteint dans mon affectivité; par contre, la
réaction du corps social au meurtre ne peut être d'ordre affectif. Comme l'État,
la justice institutionnelle doit être "froide" et sans pathétique, parce qu'elle
se fonde sur un principe d'universalité, synonyme de raison et non de
passion.
Quels que soient l'élaboration du
droit et le soin avec lequel la justice est rendue socialement, il est fréquent
que le citoyen ressente la présence d'une injustice qui dépend non de
l'organisation juridique, mais de l'inégalité sociale. Peut-on considérer comme
"juste" que certains, dans la société, s'enrichissent, tandis que d'autres
s'appauvrissent ? La notion de justice débouche ici sur un problème plus vaste,
concernant le fonctionnement même de la société.
Dans sa Théorie de la justice,
John Rawls aborde cette question en élaborant une hypothèse philosophique : des
individus calculant une répartition des biens dans une société à l'intérieur de
laquelle ils ignorent ce que sera leur position ne peuvent, en principe,
favoriser aucun d'entre eux. Ils seront en conséquence d'accord pour appliquer
deux principes :
"chaque personne
doit avoir un droit égal au système le plus étendu des libertés de base égales
pour tous";
un "principe de
différence" considérerait ensuite que les inégalités (économiques et sociales)
sont acceptables, à condition qu'elles soient avantageuses, aussi bien pour
chacun que globalement (elles stimulent notamment l'activité économique), et
accompagnées par l'affirmation d'une égalité des chances, profitant, au moins
virtuellement, aux plus défavorisés.
Dans une telle optique, la justice
redéfinie comme équité implique l'égalité dans la liberté fondamentale, mais
supporte l'inégalité dans les statuts économiques et sociaux. Ne doivent être
refusées comme totalement injustes que les inégalités qui ne profiteraient pas à
tous.
Cette conception théorique, pour
être mise à l'épreuve du réel, suppose ensuite que, dans une démocratie, on doit
chercher une conception politique de la justice capable d'être admise par les
différents points de vue (philosophiques, politiques, religieux…). Rawls
rencontre ainsi les préoccupations d'Habermas, pour lequel l'un des aspects
fondamentaux de la décision politique consiste bien à définir le juste (et
l'injuste) en formulant des normes universelles du bien qui soient compatibles
avec des perspectives simplement générales ou même individuelles. La réflexion
sur la justice s'articule ainsi sur le repérage de l'universalité dans l'homme
et sur la conception du politique.
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