"Citation"
[...] Sans dieux ni maîtres, ceux-là étant morts, ceux-ci n'étant pas encore nés, nous n'avons que notre jeunesse.
Drieu la Rochelle (Pierre)
Descartes affirme que le langage
n'appartient qu'à l'homme, parce qu'il est le seul à penser : l'animal peut
éventuellement émettre des sons, mais il ne parle pas, il n'est pas capable de
justifier ce qu'il dit (en le reformulant) et de prouver qu'il en maîtrise la
signification.
La linguistique - qui a pour objet
l'étude scientifique du langage - aboutit à un constat semblable en montrant que
le langage est un système de communication caractérisé par une double
articulation, impossible aux animaux. Évoquer un système, c'est signaler
l'existence d'unités isolables, en nombre constant, constitutives de tous les
messages, mais aussi celle de règles stables pour combiner ces unités. Quant à
la double articulation, elle désigne le fait qu'un message est décomposable en
monèmes (unités dotées d'une forme sonore et d'un sens) et en phonèmes (unités
minimales d'articulation dénuées de sens) : "parlons" est ainsi constitué de
deux monèmes (parl/ons - ce dernier signalant que l'action évoquée par le
premier est accomplie par une ou plusieurs personnes) et de cinq phonèmes
(p/a/r/l/ons - puisque je peux articuler, sans me soucier d'un sens : darlons,
pirlons, paflons, etc.).
Cet aspect combinatoire n'existe
pas chez les animaux, incapables de produire de nouveaux messages en combinant
des extraits de ceux dont ils disposent. Comme chaque langue utilise un nombre
restreint de phonèmes (quelques dizaines) pour composer un nombre
potentiellement infini de messages, le système est particulièrement économique
et performant.
Dans le Cratyle, Platon pose la
question qui peut préocuper chaque locuteur : existe-t-il une ressemblance entre
les mots et les choses? L'affirmer, comme le fait Cratyle, c'est en un sens
garantir que la langue coïncide avec le monde et en constitue une première
connaissance. Le nier, comme Hermogène, c'est admettre - à la façon de la
linguistique - que le signe linguistique est arbitraire, qu'il n'est lié par
aucune analogie à ce qu'il désigne. La diversité des langues le confirme : le
quadrupède que je nomme "chien" est dit, ailleurs, "dog".
Le langage instaure un univers
symbolique qui évoque le monde en son absence, mais ne lui ressemble pas. Cette
distance me permet de parler sans être déterminé par la situation actuelle
(Descartes le soulignait), et de mentir (grâce à la fonction que la linguistique
qualifie d'"appellative", à laquelle recourt l'acteur, ou le poète tel que le
comprend Valéry).
Réfléchissant sur la formation
progressive des langues, Rousseau constate que les vocabulaires initiaux
devaient être plus importants que les nôtres : incapable de faire abstraction
des qualités sensibles caractérisant, pour la perception, chaque objet, l'esprit
ne pouvait mettre au point que des noms propres; ce n'est que peu à peu que la
raison élabore des concepts généraux, qui négligent les apparences immédiates et
suscitent des noms communs. Une fois ce travail effectué, ma relation au monde,
les objets que j'y peux repérer, dépendent de la richesse de mon vocabulaire :
le langage instaure un découpage initial de ce qui m'environne. C'est pourquoi
les vocabulaires scientifiques croissent en fonction des découvertes. Tout
phénomène nouveau suscite un nouveau mot (pour classer les espèces vivantes, il
faut aujourd'hui plusieurs millions de termes).
En distinguant la langue
(institution) et la parole (performance individuelle), on met en place une
relation variable entre l'individu et l'ensemble social. S'il est vrai, comme le
souligne Hegel, que la pensée authentique est celle qui se formule dans les mots
les plus précis, on doit à l'inverse constater que le mauvais usage du langage
témoigne d'une insuffisance de la réflexion.
Parallèlement aux récits
historiques, les philosophies de l'histoire se proposent de déceler un sens
concernant la totalité des événements. C'est d'abord la pensée chrétienne qui
les influence, en suggérant l'orientation globale d'une temporalité qui trouve
son point de départ dans la Création. Bossuet peut affirmer que les événements,
soumis à la Providence, sont dirigés, par-delà ce que nous croyons être des
malheurs, vers un Bien final.
Les différents niveaux de maîtrise
de la langue renvoient ainsi à des différences sociales. Mieux parler que
l'interlocuteur, c'est manifester une supériorité - et celle-ci peut provenir de
l'usage d'un langage aussi bien "secret" (cas du sorcier ou de l'initié) que
spécialisé (cas du scientifique). La culture commune s'indique par la
compréhension partagée des allusions et connotations propres à certains
écrivains (qui enrichissent la langue en la travaillant comme un
matériau).
Platon déplorait que la rhétorique
aboutisse davantage à persuader l'auditeur qu'à se soucier de la vérité
(Sophiste). Le langage de la séduction ou de la flatterie peut confirmer un
pouvoir injustement acquis (cas du démagogue). Dans la mesure où, assurant la
communication dans un groupe social, ses formes peuvent véhiculer n'importe quel
contenu, le libre usage de la langue présente une dimension éminemment
politique.
connectés
Déjà 7240
jours depuis la rentrée 2005-2006 au lycée !