"Citation"
Le pire péché envers nos semblables, ce n'est pas de les haïr, mais de les traiter avec indifférence; c'est là l'essence de l'inhumanité.
Shaw (George Bernard)
Par définition, l'imagination
produit des "images" qui peuvent, soit "imiter" le réel, soit au contraire s'en
détacher. Dans un cas comme dans l'autre, la tradition rationaliste est
méfiante, et volontiers critique à l'égard de la constitution d'un univers
imaginaire.
Pour Platon, l'image ne constitue
que le plus bas degré de ce qui peut exister : simple reflet du monde sensible,
elle ne suscite qu'une connaissance elle-même inférieure. En outre,
l'imagination nous entraîne vers un univers par définition trompeur, ou aliénant
pour l'esprit, puisqu'il peut nous fasciner et nous éloigner de nos vraies
tâches. Entre l'imagination et l'illusion, la distance est alors mince, comme
l'affirme Spinoza : nous avons beau connaître la distance à laquelle se trouve
le soleil, "nous n'imaginons pas moins qu'il est proche" en raison des
impressions qu'en reçoit notre perception.
Opposée à la droite raison,
l'imagination devient "maîtresse d'erreur et de fausseté" (Pascal) : elle nous
détourne du monde tel qu'il est, nous invite à la rêverie, nous condamne à
l'inefficacité. Elle est d'autant plus redoutable que ses représentations sont
plus séduisantes. La critique contemporaine de l'aliénation produite par les
loisirs "de masse" (cinéma, télévision, roman-photo ou littérature "de gare")
répète cette accusation moralisatrice : en se retirant des difficultés du réel,
le consommateur s'interdit d'en entreprendre la transformation; il se condamne
lui-même à répéter sa conduite de fuite puisque le réel ne peut que le décevoir
de plus en plus.
Une analyse plus précise des
productions imaginaires y repère les conséquences d'une activité de l'esprit,
qui, loin de reproduire plus ou moins fidèlement des éléments réels, en conçoit
avant tout des articulations inédites. Si l'imagination va au-delà de la réalité
donnée, c'est d'abord parce qu'elle nous en propose des versions nouvelles
:"L'imagination invente plus que des choses et des drames, elle invente de la
vie nouvelle, elle invente de l'esprit nouveau; elle ouvre des yeux qui ont des
types nouveaux de vision" (Bachelard). L'aspect positif de l'imagination
tiendrait davantage aux relations qu'elle produit qu'aux éléments qu'elle
relie.
Parce qu'elle nous projette hors
du strict présent, l'imagination participe de ce point de vue à toute action
humaine : mettre en œuvre un comportement (par exemple dans le travail), c'est
viser un but que l'on a d'abord imaginé, en prolongeant la situation vécue, à
partir de ce que l'on en connaît, vers son aboutissement possible. Dans cette
optique, l'action sur le monde vise à inscrire dans le réel ce qui était d'abord
imaginé : l'imaginaire nous éloigne peut-être du monde, mais c'est pour que nous
y revenions.
L'opposition classiquement admise
entre imagination et raison doit dès lors être transformée en complémentarité :
dans la science, dans la technique ou dans l'action, l'imagination apparaît
comme capable de préparer l'intervention efficace. Ainsi, l'hypothèse
expérimentale est d'abord imaginée (à partir de l'analyse des phénomènes
observés), et c'est bien elle qui organise le montage de l'expérience. De même,
l'invention technique commence par une rêverie relative aux instruments
disponibles et à leur perfectionnement possible. Quant au politique, il lui
appartient de prévoir (des problèmes nouveaux aussi bien que leurs solutions) ?
et cela suppose qu'il est bien capable d'exercer une vision
anticipatrice.
L'exercice de l'imagination
implique toujours un inachèvement du monde, et la possibilité d'en élaborer de
nouvelles versions, éventuellement plus satisfaisantes parce que répondant mieux
au désir. L'imagination possède ainsi une double portée : elle est, au moins
implicitement, critique à l'égard de ce qui existe (comme cela apparaît
notamment dans les utopies politiques), elle correspond aussi à un besoin de
compenser ce que le donné peut avoir de décevant.
Interpréter cette portée
compensatrice comme encourageant à la passivité (elle permettrait de supporter
les problèmes en les masquant), c'est oublier que l'imaginaire peut au contraire
inciter à l'action. L'imagination, dit André Breton, c'est "ce qui tend à
devenir réel", soulignant la relation qui existe entre le désir, sa production
imageante et l'acte qui doit le réaliser.
Concevoir une pensée privée
d'imagination, c'est la condamner au ressassement du présent et à la stérilité.
Les œuvres d'art en sont une preuve suffisante : elles révèlent à quel point
l'imaginaire est capable de se manifester dans les matériaux et les formes, pour
ensuite modifier massivement la mentalité en diffusant une interprétation du
monde qui sera de mieux en mieux partagée. L'irréel est ainsi l'envers du réel,
et non son simple contraire; et c'est parce que l'imaginaire entretient avec la
réalité des rapports profondément dialectiques que le monde humain n'en finit
pas de se transformer et de nier l'éventualité de sa propre disparition ?
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