Le langage quotidien paraît nous
prévenir des dangers de la passion : elle nous entraîne ou nous emporte, nous
dévore ou nous brûle, nous met hors de nous… Le droit lui-même, qui condamne
plus légèrement un crime passionnel qu'un crime accompli froidement, juge que la
passion constitue une circonstance "atténuante" parce qu'elle aliène la volonté
du sujet et le rapproche d'une sorte de folie passagère.
L'étymologie du mot va dans le
même sens : la passion (du verbe latin patior, subir ou supporter) désignerait
un état dans lequel le sujet est sous la dépendance d'un agent extérieur, et se
trouve dès lors dans l'incapacité d'agir "normalement", c'est-à-dire selon sa
raison et sa volonté.
Dans l'histoire de la philosophie,
la passion a d'abord été condamnée. Elle interdit à l'homme de connaître la
sagesse, et celle-ci ne peut être atteinte, selon les stoïciens, que si l'on
s'exerce à l'apathie, soit à vivre dans une indifférence complète aux passions
et aux désordres qu'elles provoquent.
Parce que la passion semble
susciter des désirs et faire le jeu des seules apparences physiques, elle ne
provoque, selon Platon, qu'erreurs, mensonges ou illusions. Accusation reprise
par la tradition chrétienne - qui se méfie même des relations passionnelles
qu'entretiennent les mystiques avec le Christ.
Plus l'homme est repéré par son
versant rationnel, plus la passion apparaît dangereuse. Il convient alors d'en
calculer un bon usage. C'est ce qu'entreprend Descartes dans Les Passions de
l'âme (1649). S'appuyant sur un dualisme strict, qui distingue les passions
provenant du corps et de ses "esprits animaux" de celles qui appartiennent à
l'âme, Descartes, tout en affirmant que les passions sont utiles au corps et
déterminent l'appréciation du bon ou du nuisible, conseille de maîtriser les
effets des passions les plus violentes par l'exercice de la vertu. Si ce
contrôle spirituel n'est pas toujours possible, il faut au moins éviter les
erreurs où nous entraînent les passions, ne serait-ce qu'en différant les
décisions trop hâtives qu'elles nous invitent à prendre. Le calcul rationnel
doit de la sorte retrouver sa place dans la direction de la conduite.
Ce que Kant reproche ensuite à la
passion (où il voit une véritable "maladie"), ce n'est pas seulement de nous
tromper, c'est de pervertir la raison, dans la mesure où le passionné ne juge
des choses qu'en fonction de sa propre passion. Ainsi, la totalité de ses
jugements se trouve corrompue. Ce que la psychologie repère comme "monoïdéisme"
dans la passion, soit la façon dont elle détermine une obsession qui efface
toute autre considération, désignerait de ce point de vue un état véritablement
pathologique.
La définition et le vécu des
passions évoluent : ce que les Grecs nommaient "amour" ou "jalousie" n'a guère
de points communs avec ce que désignent ces termes pour les troubadours du Moyen
Âge, pour un auteur romantique ou pour un adolescent contemporain.
En conséquence, les jugements sur
la valeur des passions changent en fonction de leur contexte culturel. C'est
pourquoi on constate que la passion acquiert un statut positif lorsque
commencent à être déplorés les excès du rationalisme. Il en va ainsi avec
Rousseau : critiquant l'usage pervers d'une raison qui, dans la société moderne,
finit par être capable de tout justifier, il privilégie les réactions du "cœur",
dans lesquelles il trouve une immédiateté, pour lui synonyme d'authenticité. Il
faut alors opérer une distinction entre les passions sincères - celles qui
firent naître le langage et ne peuvent se revivre qu'à la condition de
s'éloigner du social - et celles qui dépendent d'une sophistication de la
société menant l'homme à ne se passionner que pour l'artifice et le paraître. Au
sens originel, les passions ont collaboré au développement de l'homme et de son
esprit :"c'est par leur activité que notre raison se perfectionne; nous ne
cherchons à connaître que parce que nous désirons de jouir".
Les romantiques (allemands en
premier lieu) voient ensuite dans la passion l'occasion d'une connaissance plus
approfondie de soi-même : vivre une passion, c'est découvrir en soi des modes
d'être que l'on ignorait, avoir la chance de dépasser, au moins momentanément,
la médiocrité ordinaire de la condition humaine. La passion ouvre sur l'infini;
sans doute est-elle illusoire, car l'individu est condamné à retomber dans la
finitude (et la passion romantique, notamment amoureuse, est rarement heureuse),
mais elle permet de constater que le quotidien et sa répétition ne constituent
pas tout le possible. Elle peut alors encourager à modifier ce quotidien :
lorsque les surréalistes, au XXe siècle, affirment simultanément l'excellence de
la passion et leur volonté de transformer la vie, ils se situent clairement dans
la suite des conceptions romantiques.
Hegel affirme, dans une formule
célèbre, que "rien de grand ne s'est accompli dans le monde sans passion". On
doit toutefois prendre garde qu'il commence par préciser le sens du terme, qui
désigne dans sa pensée les intentions égoïstes au profit desquelles l'homme
sacrifie tout le reste. L'histoire du monde dépend, selon Hegel, de l'Esprit
absolu, ou Raison, qui s'y réalise progressivement. C'est parce que cette Raison
est trop éloignée de l'homme comme existant particulier que ce dernier n'obéit
qu'à ses passions, réalisant du même coup, mais sans le savoir, les buts de la
Raison. Ainsi, l'acteur passionné de l'histoire croit satisfaire ses intérêts,
alors qu'il satisfait en fait ceux de la Raison : il y a simplement convergence
entre les deux, et l'on peut considérer que l'homme passionné, bien qu'il
réussisse en apparence à obtenir ce qu'il voulait, vit dans l'illusion - il est
la victime, mais heureuse, d'une "ruse de la Raison". n Il n'en reste pas moins
que, selon Hegel, la passion participe à l'avènement de l'histoire - et
qu'importe si c'est au prix d'une illusion? Ce qui compte, c'est que la passion
prouve ici son efficacité : loin de nous éloigner du réel, elle nous permet de
le transformer.
L'illusion désigne toujours un
état dans lequel je suis trompé. Mais elle concerne aussi bien les sens que
l'esprit, et peut être individuelle ou collective.
Il arrive que ma perception me
trompe. Il peut même arriver, à en croire Platon, que je trouve une sorte de
confort intellectuel à être ainsi trompé par les apparences. L'allégorie de la
caverne signale ainsi que les prisonniers enchaînés, habitués à ne percevoir que
des ombres, y trouvent leur satisfaction.
Cette erreur peut toutefois être
brève : le bâton qui semble brisé lorsqu'il est plongé dans l'eau, il suffit
qu'on l'en retire pour qu'il paraisse à nouveau droit. C'est parce que ma
perception détermine un jugement immédiat que je suis victime d'une illusion
d'optique, et mes sens ne sont donc pas les seuls responsables. Au-delà des
sens, l'illusion touche l'esprit lui-même.
Certaines illusions semblent
particulièrement durables. Ainsi, j'ai beau savoir que deux lignes parallèles,
si elles sont hachurées de traits indiquant des directions divergentes, ne me
sembleront pas parallèles (comme le rappelle une expérience volontiers pratiquée
dans la Psychologie de la Forme), je ne peux m'interdire de les percevoir ainsi.
Il existerait une résistance particulière de l'illusion, qui la distingue de la
simple erreur : celle-ci peut être supprimée par le raisonnement ou une
meilleure connaissance, tandis que l'illusion persiste.
C'est qu'elle dépend d'autres
facteurs que de la seule connaissance claire. Et l'on peut souligner sa relation
avec le désir, mais aussi avec les conditions d'exercice de la pensée. La source
de l'illusion serait alors à chercher dans l'inconscient, ou dans
l'idéologie.
Lorsque Freud montre que la
croyance religieuse dépend du désir de revivre le sentiment de sécurité que
l'enfant éprouvait auprès de son père, il dénonce la religion comme une
illusion, mais cela ne suffit aucunement à la faire disparaître, tout simplement
parce que n'est pas supprimé le désir qui la fonde.
De son côté, Marx a analysé les
formes et contenus des consciences de classe modernes pour en dénoncer l'aspect
idéologique. La conscience bourgeoise s'illusionne sur son rapport à la vérité,
parce qu'elle est déterminée par les intérêts mêmes de la bourgeoisie, qui
l'empêchent de comprendre qu'elle n'est qu'une conscience partielle, et non
universelle. De son côté, la conscience de la classe ouvrière se trouve aliénée
: elle est amenée à admettre les valeurs et la vision du monde de la conscience
bourgeoise, qui sont contraires aux intérêts des ouvriers. De part et d'autre,
l'illusion domine, mais on voit que personne n'en est à strictement parler
responsable : l'illusion est déterminée par ce que la conscience bourgeoise ne
veut pas voir (tandis que la conscience ouvrière ne le peut pas) : la lutte des
classes.
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