Il est difficile de concevoir un
individu recherchant, non le bonheur, mais son propre malheur. L'accès au
bonheur paraît être un désir universel, mais après ce constat, c'est la
définition même du bonheur qui fait immédiatement problème.
Étymologiquement, bonheur désigne
ce qui échoit à un sujet, mais par hasard, en fonction d'une "chance" :
l'individu le recevrait alors passivement. Si cette chance est "bonne", cela
signifie-t-il qu'elle nous accorde un "bien" (y compris moral), ou plus
simplement quelque chose de momentanément agréable ? Surgit ici une nouvelle
difficulté : le bonheur peut-il être admis comme passager ? n'implique-t-il pas
au contraire un état durable ? Enfin, s'il nous est accordé par des
circonstances heureuses, comment s'en rendre maître ?
Avant d'aborder ces questions, on
doit souligner que le terme ne s'applique qu'à un être pleinement conscient, et
donc capable, d'une part de concevoir ce qui pourrait le rendre heureux, de
l'autre d'apprécier relativement à cette conception la situation dans laquelle
il se trouve. Ce n'est que métaphoriquement que l'on peut évoquer le bonheur
d'un enfant ou d'un animal, car il n'y a de bonheur que là où existe une
réflexion sur l'accord possible entre l'être et le monde.
2.
Bonheur et moralité
La philosophie de l'Antiquité
affirme globalement une relation entre la vie heureuse et l'exigence morale :
rechercher le bonheur, c'est viser le souverain Bien. Dans ce contexte, le
bonheur résulte de décisions humaines, il ne dépend plus seulement du
hasard.
On peut alors considérer que le
bonheur est la conséquence de la pratique de la vertu : le sage, l'homme
vertueux, est justement récompensé de ses efforts. C'est la définition de la
vertu qui divise ensuite les philosophes. Aristote considère qu'être vertueux,
c'est réaliser pleinement ce pour quoi on est apte : la vertu de l'homme
consiste alors à se consacrer à la pensée rationnelle (la theoria) une fois que
les besoins élémentaires sont satisfaits. Pour les Épicuriens, être heureux,
c'est connaître l'"ataraxie" (absence de trouble), ce qui ne peut s'obtenir
qu'en sélectionnant les désirs et en ne satisfaisant que ceux que la nature rend
nécessaires. Le bonheur réside alors dans une vie ascétique. Quant aux
Stoïciens, ils développent également une conception assez "négative" de la vertu
et du bonheur, puisque de leur point de vue, c'est en acquiesçant à l'ordre du
monde et à sa rationalité globale que le sage peut en bénéficier.
Tout autre est la position de
Kant. Il considère que le bonheur ne peut constituer un but pour l'existence
morale, qui ne doit être réglée que par l'idée de loi émanant de l'autonomie de
la volonté. De plus, le bonheur accessible au cours de la vie terrestre lui
paraît manquer de plénitude. Prendre le bonheur au sérieux, c'est le penser
comme devant être illimité. Aussi ne peut-il concerner que la vie posthume de
l'âme, et son seul rapport avec la moralité est qu'elle nous en rend dignes
(sans toutefois qu'il soit obtenu automatiquement : c'est une décision de Dieu
qui nous l'accorde ou non).
Le rigorisme kantien rejoint ainsi
la tradition chrétienne : le bonheur n'est pas de ce monde. C'est néanmoins au
XVIIIe siècle que l'éventualité du bonheur commence à être pensée en relation
avec les conditions de la vie sociale. L'addition des progrès partiels (dans
l'éducation, l'organisation politique, la liberté, la production et la
consommation des marchandises) ne permettrait-elle pas de garantir une vie de
plus en plus heureuse pour une population de plus en plus nombreuse ?
Rousseau réagit déjà négativement
face à un tel espoir, en dénonçant l'aliénation de l'être dans l'extériorité et
dans un paraître trompeur :" C'est en vain qu'on cherche au loin son bonheur
quand on néglige de le cultiver en soi-même." Les analyses ultérieures de la
société de consommation considèrent de même que les "petits bonheurs" qu'elle
nous promet remplissent une fonction idéologique : l'acquisition interminable
d'indices de standing et de marques de distinction sociale n'aboutit qu'à une
fuite en avant, qui masque la réalité des inégalités dans l'accès aux
marchandises. Le bonheur espéré n'est qu'un mythe.
On peut alors s'interroger,
notamment à partir des conceptions freudiennes, pour savoir si la plénitude
impliquée par le bonheur est réalisable. Si toute culture s'élabore sur un
refoulement des pulsions, les désirs les plus profonds de l'individu sont
condamnés à ne jamais trouver leur satisfaction. Puisque toute civilisation est
nécessairement répressive, force est de constater que le bonheur n'est rien de
plus qu'une utopie. Peut-être est-elle nécessaire au déploiement de l'activité
humaine, mais la lucidité oblige à la situer comme un but impossible à
atteindre.
connectés
Déjà 7236
jours depuis la rentrée 2005-2006 au lycée !