Nous utilisons quotidiennement de
nombreuses idées - et ce terme désigne indifféremment des représentations
générales (l'idée d'arbre), des concepts scientifiques (l'idée d'atome), des
notions abstraites (l'idée de justice). Au pluriel, il évoque les conceptions
d'un auteur particulier (les idées morales de Descartes) ou même d'une
collectivité - lorsqu'on s'intéresse par exemple à l'histoire des idées. Cette
polysémie implique une série de problèmes.
L'étymologie semble rattacher
l'idée à la vision (que désigne le verbe grec "eidein"), et indiquerait qu'une
idée est d'abord élaborée relativement aux choses que nous percevons, avant de
correspondre à une "vision de l'esprit". Mais une telle origine ne peut être
affirmée à propos des idées métaphysiques (au sens étymologique : au-delà de la
nature, et donc de la perception).
Même l'idée désignant un objet
sensible s'en révèle en fait indépendante : elle ne tient pas compte des
qualités singulières de chaque objet, et ne rassemble que des caractères
généraux, qui correspondent à une définition abstraite. De ce point de vue,
l'idée est classiquement reliée à l'essence de la chose : c'est donc parce que
je la possède que je peux reconnaître la chose qui lui correspond.
Platon accorde aux idées une
plénitude ontologique absente des choses sensibles. Ces dernières sont soumises
au temps et à une diversité accidentelle, les idées sont dotées de permanence et
d'éternité. L'univers intellectuel qu'elles constituent préexiste à l'univers
sensible, qui n'en propose qu'une version dégradée - et c'est en explorant le
premier que l'esprit peut connaître le second, jamais le contraire. Ainsi, ce
qui permet d'apprécier les qualités apparentes d'un corps sensible (la beauté ou
la taille), c'est la connaissance des idées dont elles participent (le beau ou
le grand "en soi"), et dont elles réalisent une incarnation partielle. Cela
suppose que l'esprit connaisse les idées de toute éternité, avant d'avoir la
moindre expérience du sensible : le Ménon affirme en effet que l'âme, elle-même
éternelle, a bien perçu les essences avant son inscription dans un corps
(théorie de la réminiscence).
Le rationalisme
cartésien distingue, parmi les idées, celles qu'il qualifie d'innées (les autres
sont adventices - elles proviennent, par les sens, du dehors de l'esprit, ou
factices - je les forme moi-même). Placées par Dieu dans l'esprit dès la
naissance, elles sont claires et distinctes (comme le sont de leur côté les
notions mathématiques), et constituent des "semences de vérité". Ainsi en
va-t-il des notions de substance, d'étendue, ou de Dieu. Ces idées innées
indiquent qu'une idée vraie ne doit rien aux sens : la célèbre analyse d'un
morceau de cire, progressivement épuré de ses qualités accessoires (couleur,
odeur, etc.), révèle que l'idée qu'on en constitue n'accepte rien des sens. La
connaissance, y compris celle du monde matériel, peut dès lors atteindre la
certitude en procédant par raisonnements purs.
A l'inverse,
l'empirisme (Locke, Hume) considère qu'il n'y a rien dans l'esprit qui ne
provienne de l'expérience sensible. Même les classiques "principes de la raison"
sont élaborés à partir de la répétition d'expériences semblables : à force de
voir un phénomène en suivre un autre, nous croyons pouvoir en déduire
l'existence d'une relation de causalité. En conséquence, notre connaissance des
choses et des faits peut être seulement dotée d'une forte probabilité.
De cette critique
empiriste, Kant retient que toute connaissance est relative à la nature même de
notre esprit, et à la façon dont il peut recueillir des informations sur le
monde, qu'il classe et organise ensuite. La vérité que nous pouvons construire
sur le monde des phénomènes (le monde tel qu'il est pour nous) peut ne pas
coïncider avec le monde en lui-même. Mais, au-delà de cet univers phénoménal, il
faut faire place aux idées pures de la raison. Ces dernières ne peuvent être
garanties par aucune expérience, car elles concernent l'âme, l'idée même du
monde, Dieu ou la liberté (elles sont métaphysiques). Elles n'en sont pas moins
nécessaires, car elles correspondent à un besoin ou une exigence de la Raison
elle-même, qui veut confirmer la cohérence de son savoir et de la morale, ainsi
que le caractère rationnel de ce qui existe. La raison dans son versant
"pratique" (qui se préoccupe de la moralité) vient alors compléter la raison
"pure" (qui élabore la connaissance, au sens strict), et les idées métaphysiques
doivent être affirmées par des postulats.
La logique classique ramène tout jugement à la forme "S est P", où S désigne
le sujet de la proposition, et P son prédicat (ce que la grammaire qualifie
d'attribut), le verbe "être" étant nommé la copule, c'est-à-dire ce qui établit
une relation entre S et P. Un jugement est ainsi une proposition attribuant une
qualité à un sujet (être ou chose). Deux situations sont alors à distinguer
.
le jugement se contente de mettre en valeur, dans
le sujet, la présence d'un prédicat que l'on connaissait déjà. Il est alors
qualifié d'analytique", puisque c'est par une rapide analyse du sujet que j'en
"extrais" le prédicat qui m'intéresse. Ainsi, formuler que "les hommes sont
mortels" ne vient rien ajouter à ce qu'implique l'idée d'homme en général. Un
tel jugement peut être construit sans apport d'une expérience nouvelle, et c'est
pourquoi Kant le qualifie d'a priori;
le jugement peut au contraire apporter au sujet
un prédicat nouveau, dont le repérage suppose l'intervention d'une expérience.
C'est en opérant la synthèse de plusieurs données sensibles que je constate la
coexistence du sujet et de son prédicat : pour affirmer que "ce chien est noir",
il est bien nécessaire que j'aie une expérience visuelle de tel chien
particulier, et de sa couleur. On qualifie en conséquence le jugement de
synthétique, ou, en vocabulaire kantien, d'a posteriori.
Le jugement concerne les relations
possibles entre des idées. Dans les exemples ci-dessus, c'est d'abord parce que
l'idée d'homme inclut a priori celle de mortalité que le jugement analytique est
possible. C'est ensuite parce que l'animal que je perçois correspond à l'idée de
chien, puis parce que sa couleur correspond à celle de noir, que l'expérience
est synthétisée dans le jugement.
Formuler un jugement, c'est de la
sorte explorer ce qui est sous-entendu dans une idée déjà constituée, ou, à
l'inverse, particulariser une idée en lui ajoutant des qualités. Il apparaît
ainsi que c'est parce que nos idées résument des jugements antérieurs qu'elles
s'offrent à l'esprit comme des réserves de jugements possibles. L'activité
intellectuelle consiste à travailler les idées, en les articulant de diverses
manières, pour produire une pluralité de jugements.
Dans cette optique, raisonner
consiste à relier entre eux différents jugements en respectant les lois de la
logique. Ainsi, le syllogisme, qui est le modèle simple d'un raisonnement
déductif, est constitué de trois jugements ou propositions : les deux premières
sont les prémisses et la troisième la conclusion. Le syllogisme ayant toutefois
un intérêt purement formel, on ne tient pas compte, pour apprécier sa rigueur,
du contenu "empirique" des propositions (de ce qu'elles évoquent). Ainsi, la
déduction suivante :"Toutes les girafes ont les yeux bleus", "mon cousin est une
girafe", "donc mon cousin a les yeux bleus", est irréprochable comme l'indique
sa transcription symbolique :" Tous les A sont B", "C est A", "Donc C est B". De
tels enchaînements de jugements concernent des termes ne renvoyant pas
nécessairement à des idées au sens habituel : les mots "girafe", "cousin", "yeux
bleus", n'impliquent aucune correspondance avec une réalité empirique, et n'ont
de sens que par leurs relations.
Indépendamment de son acception
logique, le terme "jugement" renvoie à un exercice individuel, qui consiste à
apprécier, correctement ou non, ce qui est. Dans ce cas, le jugement peut
laisser transparaître un point de vue subjectif. Dire simplement "Pierre est
grand" peut déjà faire intervenir une notion personnelle de la taille (si par
exemple je suis moi-même petit), mais, s'il y a lieu d'en discuter, des critères
d'appréciation plus objectifs peuvent être trouvés (en utilisant par exemple des
statistiques sur la taille moyenne d'une population, par rapport à laquelle on
pourra situer Pierre).
Bien souvent, le jugement de fait
- qui constate l'existence d'un phénomène - et le jugement de valeur - qui
ajoute au constat des éléments ne relevant pas de la vérité ou de l'erreur -
deviennent indissociables. C'est ce qui a lieu dès qu'intervient le jugement
esthétique : qu'on puisse juger "laide" une œuvre que je juge "belle" a toujours
quelque chose de scandaleux, et invite à un échange d'arguments qui cherchent à
fonder, de part et d'autre, le jugement émis. La situation devient plus complexe
encore lorsque c'est la connaissance d'un fait qui s'accompagne comme
nécessairement d'un jugement de valeur. C'est ce qui se rencontre dans le récit
historique, où des faits, en eux-mêmes incontestables, peuvent être présentés de
différentes manières et susciter des jugements de valeur opposés.
Dans tous les cas, on doit
distinguer ces jugements de valeur des simples préjugés, dont le nom révèle
qu'ils constituent des jugements antérieurs à tout effort de connaissance, ou ne
signalant qu'une opinion qui se crispe obstinément sur sa singularité. Le
préjugé refuse de se donner les moyens du jugement authentique, il prétend
savoir sans avoir besoin d'en accomplir les démarches, et interrompre toute
discussion en recourant éventuellement à la force.
Chez Freud cependant, le désir
individuel s'incline devant les exigences du social : le névrosé, qui souffre de
relations antérieures avec autrui mal intégrées dans son inconscient, sera guéri
par la cure analytique, lorsqu'il concevra que les dérives de son désir
polymorphe sont injustifiées et illégitimes. Les surréalistes ont dénoncé, dans
les théories freudiennes, cet étouffement final du désir aux fins de
réintégration sociale; de la psychanalyse, ils acceptaient l'affirmation de
l'inconscient et l'insistance sur le désir, mais ils refusaient en conséquence
l'ambition thérapeutique.
C'est parce qu'il conçoit encore
le désir comme résultat d'un manque que Freud rejoint la tradition philosophique
d'une répression du désir. Dès Platon, le désir est aussi bien absence de
plénitude, puisqu'il résulte de la séparation d'un androgyne primitif qui
trouvait en lui-même toute satisfaction, qu'indice d'une prédominance du corps
sur l'âme (c'est parce qu'ils sont soumis à la concupiscence que les artisans,
dans La République, sont exclus de l'organisation communautaire de la Cité). La
mentalité chrétienne, privilégiant la dimension spirituelle de l'être humain,
condamne ensuite massivement le désir parce qu'il dépend de "la chair" : "Que le
péché ne règne plus dans votre corps mortel pour vous faire obéir à ses
convoitises" (Épître aux Romains).
Cette dévalorisation de l'objet
désiré et du désir lui-même ne peut être abandonnée que si le désir est compris,
comme le fait Spinoza, comme correspondant à l'essence même de l'homme et comme
créateur de valeur : "Nous jugeons qu'une chose est bonne, parce que nous
faisons effort vers elle, que nous la voulons et tendons vers elle par appétit
ou désir."
Dès lors qu'il instaure la valeur
de son objet - et même si la satisfaction implique, comme le souligne Hegel, la
destruction de cet objet que la conscience s'approprie -, le désir peut
s'orienter vers de nouveaux objets, et donc élaborer d'autres valeurs. C'est en
quoi il conteste toute organisation, sociale ou politique, se prétendant
définitivement satisfaisante (un pouvoir qui ne donne à ses sujets que "du pain"
- pour les besoins - et "des jeux" - pour les plaisirs - suppose l'écrasement
total des désirs individuels, comme le montre par exemple 1984 de George
Orwell). Seuls les besoins primaires (liés à la survie biologique) peuvent être
satisfaits - et encore n'est-ce que temporairement : la faim renaît -; mais les
désirs, parce qu'ils concernent simultanément le corps, l'inconscient comme
histoire des relations avec autrui, et la conscience qui les formule finalement,
n'en finissent pas de viser des objets ou des êtres différents. Notre incapacité
à les combler est alors l'indice de notre éloignement de l'animalité,
c'est-à-dire de notre inscription dans l'histoire et de notre appartenance à une
culture.
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